Bernard Lavilliers

Chanteur

Pour Bernard Lavilliers, le reniement est une trahison, le replâtrage eût été une tricherie. C’est donc à une relecture créative d’un répertoire à jamais engagé que se livre le chanteur, auteur, compositeur. Deux ans après ses pérégrinations argentines (« Sous un soleil énorme », 2021), le Stéphanois épris d’ailleurs et d’autrement publie « Métamorphose », 14 titres pris dans sa besace, couvrant quarante-huit ans d’évolution musicale, rebâtis, remodelés depuis la très « orwellienne » Grande Marée (« Le Stéphanois », 1975) jusqu’à l’engagement motivé de La Bandiera Rossa (2023).  

Oui, il y a un grand orchestre, avec cordes et vents. Mais cet album se veut plus singulier qu’un simple « Lavilliers symphonique ». Ça, c’est du déjà-vu (il l’a lui-même pratiqué en scène). « Métamorphose » est un exercice de haut-vol, un mariage des genres réalisé avec souplesse et habileté. Cyrille Aufort, aux arrangements et à la direction d’orchestre, a beaucoup travaillé pour le cinéma. Il connaît du Septième Art l’impérative nécessité de créer des climats, des atmosphères, des images mentales. La musique de film joue sur tous les tableaux (classique, jazz, bossa…). 

Oui, Bernard Lavilliers, l’observateur affûté des révoltes du monde est bien ici accompagné par un orchestre symphonique (premier violon, Anne  Gravoin). Mais, à la façon d’un Antonio Carlos Jobim et des grands arrangeurs de la variété américaine, il l’utilise comme un écrin soyeux, expression d’une vie parallèle à la mélodie et au sentiment. Comment revisiter Betty, l’écorchée qui n’a pas sommeil, «chat triste perdu sur la liste des objets trouvés » (extrait de « Nuit d’amour », 1981) ? En unissant une guitare, du piano égrené, un cor à écouter les yeux fermés, et puis des glissades et des gouffres ouverts par les 16 violons, les 6 altos, les 4 violoncelles, flûtes, clarinettes, bassons, trompettes, timbales… 

Cyrille Aufort a accumulé du savoir-faire à la Lalo Schiffrin, le metteur en musique de « Mission Impossible ». Il a jeté les ponts avec Piazzola pour Noir Tango, (« Sous un soleil énorme », 2021). Casé du chaos pour Le Clan Mongol (« État d’urgence », 1983) servi par des accents de musique répétitive américaine, avec motifs martelés à la façon de Steve Reich ou Philip Glass.  

 Cette profusion est bien ordonnée : tout a été fait pour préserver le noyau dur du style Lavilliers : son orchestre, excellent au demeurant, mené par le pianiste et accordéoniste Xavier Tribolet. Dans cette « Métamorphose », la guitare (Vincent Faucher) sera donc en majesté, les percussions en tapis (Michaël Lapie), la basse en velours (Antoine Reininger).  

 Dès le premier titre, On The Road Again (« If », 1988), nous sommes frappés par la proximité et la chaleur de la voix de Bernard Lavilliers : apaisée, confidente, sûre de son épanouissement à travers le temps. Dans le déroulé de la guitare (« Cette féminine au look androgyne… », Guitar Song, « Carnets de bord », 2004), dans le moelleux des cymbales, s’immisce le grand orchestre. Sans rien briser du son premier de Bernard Lavilliers et de sa troupe de saltimbanques.  

L’énergie new-yorkaise de Traffic (« O gringo », 1981) a mué du rock vers le jazz, en big band d’envergure. Le chanteur y fait sonner les mots, comme s’il en retrouvait la saveur première, il les fait swinguer avec un incroyable délié, impossible naguère, parce que ces mots le cueillaient alors à chaud. Le temps passant, il les libère de leur immédiateté, mais pas de leurs urgences, telles qu’exposées dans Noir et Blanc (« Voleur de feu », 1986) ou Petit, conçu en observant les enfants soldats du Guatemala ou du Nigéria (« If », 1988).  

Poète militant, il a écrit Les mains d’or (« Arrêt sur image », 2001), ici joué, avec accordéon, avec des airs de ranchera mexicaine, ou peut-être de funana cap-verdienne et de flamenco. Ecrivain voyageur, Lavilliers est aussi un musicien curieux de toutes les modes d’expression de ses confrères : françaises, sud-européennes, africaines, américaines, du Nord et du Sud…   

Dans ces conditions, il peut se permettre de réitérer un appel à l’engagement. Voici La bandiera rossa, inédite, qui fait allusion au « drapeau rouge » italien, « Avanti o popolo, alla riscossa, Bandiera rossa », chant révolutionnaire célébrant le communisme et la liberté, composé au début du 20 è siècle. « Oui, toi, écrit-il, de quel côté tu te battras ? ». La mélodie, simple, nous reste en tête, la question, essentielle, nous poursuit.  

Bernard Lavilliers, dans la complexité du monde, n’a jamais perdu la vision du bonheur, Un Gringo jamais fatigué nous est livré ici en duo avec la Brésilienne Flavia Coelho. L’espoir (« 5 minutes au Paradis », 2017), à l’origine chanté avec Jeanne Cherhal, clôt cet album de fin 2023 – « Et si l’espoir revenait/Tu n’me croiras jamais/Dans le secret/Dans l’amour fou/De toutes tes forces/Vas jusqu’au bout… » 

Décliné en CD et deux LP vinyles, l’album sera également disponible au sein d’une édition collector réunissant neufs titres issus du spectacle « Lavilliers chante Ferré », enregistré en 2006 avec l’Orchestre National de Lyon, arrangé également par Cyrille Aufort.  Filmé et édité en DVD, ce concert n’avait jamais fait l’objet d’une diffusion en CD.