Entretien avec Annabelle Playe
Ars Natura

Compositrice en résidence, Annabelle Playe présente la création Ars Natura, performance audiovisuelle immersive mêlant son, composition musicale, lumière et vidéo en images de synthèse 3D. À découvrir le 30 janvier 2025 à l’Opéra Comédie, ce spectacle explore notre rapport à la nature et au vivant à l’ère de l’anthropocène.

Extraits des propos recueillis par Christophe Dilys, musicologue, janvier 2025

 

Vous êtes en plein dans les répétitions pour adapter ARS NATURA à l’Opéra de Montpellier. Comment ce projet s’inscrit-il dans un tel lieu ?

La première résidence qu’on a faite pour ce projet a eu lieu au théâtre Monsigny à Boulogne-sur-Mer, qui est un théâtre à l’italienne, un mini-opéra de Montpellier. J’avais très peur avant cette première résidence, justement à cause de cette salle à l’italienne : ce type de pièces audiovisuelles se donnent, en général, dans des boîtes noires, des salles classiques de spectacle, mais pas du tout dans l’environnement baroque d’un théâtre. Et finalement, une fois sur place, on s’est rendu compte que ça fonctionnait vraiment bien par rapport à ce projet en particulier, dans son lien avec la temporalité géologique, à savoir un monde post-effondrement. On ne sait pas trop à quelle époque se situe notre univers : est-ce après un effondrement, ou avant la présence humaine ? Mais a priori non, puisqu’il y a des ruines architecturales, des architectures botaniques, mais pas de présence humaine.
Le fait de jouer dans un théâtre à l’italienne, un lieu chargé d’histoire et de patrimoine, avec cette architecture particulière, crée justement une forme d’anachronie hyper intéressante. On est sur des échelles de temps qui nous dépassent un peu et cela nous plonge dans un flou historique.

L’architecture de l’opéra devient comme un vaisseau dans lequel on embarque pour cette aventure. Ce qu’on amène au niveau électronique, que ce soit la lutherie ou les images numériques, fait se croiser des mondes de temporalités très différentes, ce qui est particulièrement intéressant pour ce type de lieu. J’ai voulu penser à ce moment-là à la façon dont on peut aussi intégrer la salle elle-même au spectacle. Du coup, j’ai repensé le début et la fin musicalement, en lien avec cet espace-là, en travaillant un peu de multidiffusion, sans trop exagérer pour que cela ne devienne pas artificiel. L’idée est de servir l’espace sonore et visuel. Ce qui n’est peut-être pas évident pour la musique diffusée, c’est de trouver les bonnes phases, car le théâtre à l’italienne n’est pas conçu pour la diffusion. C’est vraiment pensé pour la musique acoustique, la musique vocale, et pas du tout pour un système de haut-parleurs. C’est là que le travail du régisseur son devient très précieux pour trouver le meilleur équilibre.

 

Cela doit ressembler un peu à 2001, l’Odyssée de l’espace

Oui, en fait, c’est tout à fait ça ! J’adore le cinéma de Kubrick (qui ne l’aime pas ?). Effectivement, j’avais envie d’un début un peu symphonique, entre musique contemporaine et instrumentarium classique. Et d’un coup, on bascule dans… Enfin, peut-être qu’il ne faut pas trop trop le dire pour garder la surprise pour les spectateurs, mais ce sera très impressionnant, je pense !

«L’architecture de l’opéra devient comme un vaisseau dans lequel on embarque pour cette aventure, où se croisent des éléments électroniques, des lutheries et des images numériques.» Annabelle Playe

Avec une lutherie davantage électronique et électroacoustique, l’approche musicale est peut-être plus évidente à manier, pour évoquer le rapport à la nature et le monde post-apocalyptique, qu’avec l’organologie traditionnelle ?

Forcément, l’instrument va générer un type de langage particulier. Même si dans les musiques électroniques et électroacoustiques, on peut trouver une grande variété d’esthétiques, il est vrai qu’on va peut-être s’emparer plus facilement de certains sujets avec ces instruments. Cela dit, avec les instruments acoustiques aussi, on peut aborder des questions contemporaines. Mais il y a quelque chose dans l’univers électronique qui est effectivement lié à l’électricité, et du coup, cela génère un autre rapport à l’écoute, forcément, car cela passe par des haut-parleurs. De plus, la nature des sons n’est a priori pas forcément connue, puisque, pour ma part, je crée les sons à partir de machines, à l’exception de quelques échantillons d’enregistrements effectués en extérieur ou avec des instruments en intérieur. Il y a toute une phase de recherche de matière sonore qui vient nourrir mon vocabulaire.

 

Effectivement, quand on pense au rapport à la nature en musique, on pense au XIXe siècle, on pense à tous ses poèmes symphoniques. Mais là, j’imagine que l’organologie électronique permet d’aller encore plus loin…

Ce qu’on vient aussi interroger, comme vous l’avez mentionné en évoquant le XIXe, c’est un autre aspect de notre rapport à la nature, et même de ces vestiges du XIXe siècle qui persistent aujourd’hui. Je pense qu’on a une vision très romantique, ou très idéalisée de la nature, souvent perçue comme un lieu où l’on se ressource, un espace paisible.

Et en fait, ce qu’on introduit dans notre œuvre, c’est qu’il y a déjà une part d’artifice, notamment avec les images numériques qui, bien qu’elles soient figuratives, placent des éléments de la nature dans des espaces architecturaux ou suspendus dans l’espace, loin de leur lien direct avec la terre. Cela crée une nature artificielle, dont on ne sait pas très bien si elle est réelle ou recomposée.

En même temps, cela remet en question cette vision idéalisée de la nature, où l’on nous représente comme des êtres bons et en harmonie avec la nature, un peu comme un idéal romantique. Ici, on se place vraiment dans une réflexion sur ce que nous voulons aujourd’hui et pour demain en matière de relation au vivant et à la nature, une nature que l’on représente dans ces images comme étant totalement dépourvue de présence humaine ou animale, et donc dénaturée. Est-ce que la musicienne qui joue sur scène est une survivante d’un ancien monde, ou un être hybride réactivant la mémoire d’un monde révolu ? C’est une question fascinante.

Mais voilà, tout cela est encore en création. Peut-être que finalement, nous y verrons autre chose, et qu’on ne touchera pas exactement ce que nous imaginons aujourd’hui. C’est ça aussi, en fait, le processus créatif : il y a des choses qui nous échappent ou que nous ne réussissons pas toujours à exprimer comme on le voudrait, et nous le découvrirons une fois que tous les éléments seront réunis. Mais l’idée est là, et c’est un défi passionnant.

Vous avez parlé d’acousmatique, le fait d’entendre sans voir. Cela vous place dans l’héritage de la musique électro-acoustique au XXe siècle ?

D’une certaine manière, oui. Je pense que ces notions, notamment le rapport son-image et l’écoute, m’ont profondément imprégnées. Il y a certainement cet héritage qui reste. Et pour revenir à l’organologie, c’est quelque chose que j’apprécie beaucoup, où l’on retrouve ce mot « organe », “organique”. C’est une notion importante dans ma recherche, même avec des machines.

En fait, après tout ce déploiement qui peut parfois paraître assez froid, presque « électronique », on revient à une immersion sonore, comme pour réveiller la mémoire de cette nature qui n’existe plus que dans des images reconstituées. Et là, l’image disparaît pour laisser place à une mémoire sonore animale, celle de la forêt ou d’un espace naturel effacé.

Encore une fois, je suis loin de la nature idéale, celle qui serait jolie ou romantique ; je cherche à détourner un peu cette idée. Il ne s’agit pas de la nature romantique telle qu’on la conçoit habituellement. C’est plutôt une nature inquiétante, sauvage. Je crois que, peut-être, cela réveille en nous des réflexes issus de notre cerveau archaïque, une mémoire primitive, celle de l’époque où l’humanité était véritablement en proie à la nature elle-même.

À la lumière de tout ce qui a été dit, maintenant que tout a été exposé philosophiquement, puis-je vous demander de nous donner une sorte de fiche technique du spectacle ? En d’autres termes, pour les spectateurs qui entreront dans la salle, que verront-ils ?

Oui, bien sûr. Il s’agit d’une pièce qu’on peut qualifier d’audiovisuelle, qui mêle images et sons, avec une réactivité audio de l’image. Autrement dit, si je ne joue pas, l’image s’arrête. Il y a donc une tension très forte entre le son et l’image. C’est une immersion, une physicalité du rapport à la matière sonore et visuelle. Pour moi, la pièce se compose de trois grandes parties, bien qu’elles aient des durées très inégales. C’est ainsi que je l’ai construite.

J’aimerais dire au public de s’abandonner à ce qui se passe, de ne pas chercher nécessairement à tout comprendre, car ce n’est pas narratif dans le sens traditionnel, on ne raconte pas une histoire. Nous allons explorer des territoires un peu intérieurs, et j’encourage les spectateurs à accepter de ne pas saisir intellectuellement tout ce qui se passe, mais de se laisser saisir par la sensation et l’immersion. Le processus sera davantage sensible que rationnel, et l’intellect viendra plus tard.

Hugo Arcier

Vidéo en images de synthèses 3D audio réactives et conception

 

« J’ai toujours utilisé les images de synthèse dans mon travail. Depuis une dizaine d’années, je m’intéresse particulièrement aux moteurs 3D temps réel en utilisant l’Unreal Engine. Il s’agit d’un outil bien connu dans le développement de jeux vidéo mais son utilisation dans le spectacle vivant me semble très intéressante et pertinente. Il permet, tout en gardant une excellente qualité visuelle, d’interagir avec la musique.

Ars Natura est la troisième collaboration avec Annabelle Playe. La première était Overview qui convoquait des éléments telluriques : l’audio-réaction faisait vibrer et s’entrechoquer des plaques terrestres et de la lave. inLAND se voulait plus hybride en se rapprochant d’une forme de jeu vidéo. La partie visuelle était faite de niveaux qui étaient explorés en direct avec une manette de jeu, rajoutant une dimension performative à la création audiovisuelle.

Pour Ars Natura, le visuel montre un univers mêlant des éléments végétaux, principalement des arbres à des éléments architecturaux inspirés du style brutaliste. La coexistence de ces deux blocs (végétal et architecture) fait naitre pour le spectateur des questions sur le principe même de nature. Nous avons très souvent une vision très romantique, voire conservatrice de la nature. Mais ce que l’on voit dans les campagnes de France n’est-il pas le résultat d’actions de plusieurs générations humaines ? »